Une chape terne et grise bâche la ville. Le ciel est oppressant de froid humide. Des feuilles marrons collées au bitume s’agglomèrent en bouillie végétale. Au loin, les pentes sombres des forêts se perdent dans les nuages. Des bonnets couvrent les têtes enfoncées dans les cols bouclés. Novembre.
Il n’est pas midi et il fait déjà comme une impression de fin de journée. Les gens sont pâles et laids de lassitude, cela doit être également mon cas. Je traîne des pieds avec le sentiment de subir et avec force soupirs j’essaie de trouver de quoi sourire. Allons donc en montagne ! Patauger dans la neige et la brume cela mettra au moins du rouge aux joues.
Je suis dans le car et la brume et la neige couvrent les abords. Des bouleaux encore jaunes et des érables encore rouges, mêlés aux verts des sapins pectinés donnent de la couleur au paysage ouaté. La musique dans les oreilles, le paysage défile. C’est déjà mieux ici. Et puis la brume change de couleur, s’éclaircit, se teinte de jaune, devient lumineuse et comme à une sortie de tunnel, d’un coup le bleu, immense, le soleil trônant dans le ciel, rayonnant et la neige partout, si blanche, ourlant les vires des falaises ocres et bleues de la Chartreuse, tapissant les pentes, étincelantes sur les cimes de Belledonne, recouvrant le paysage jusqu’au Mont Blanc. Je glousse comme un enfant recevant un beau cadeau alors que la mer de nuage, immense se révèle au fur et à mesure que l’on s’élève.
Je ne suis même pas descendu du car que mon humeur a pris un virage à 180°. Dans les derniers lacets du trajet, je chausse avec enthousiasme mes guêtres, dans la hâte d’entendre la neige craquer sous mes pas. Je descends, le car repart me laissant sur le trottoir face au paysage majestueux de la Dent de Crolles. A un peu plus d’un kilomètre au dessus de ma tête, la croix scintille dans le soleil. Je croise mon reflet dans une vitre, j’ai déjà l’air moins laid que tout à l’heure.
J’ai un peu plus de 2h30 devant moi, avant que le car du retour ne redescende dans la vallée. Pas le temps d’aller bien loin, je prends logiquement la direction de la Gorgette avec la présomption d’aller jusqu’à la Prairie si je suis assez rapide. C’était sans compter les multiples pauses contemplatives, le chant des oiseaux et de l’eau, le paysage scintillant de blanc, dominant l’immense mer de nuage, tout en écume lumineuse. L’envers du décor. Dessous, la chape grise, au dessus la lumière. Un coup d’œil à la montre à l’intersection vers la Prairie et le choix est vite fait, ce sera pour la prochaine fois.
Direction donc la Gorgette et son bout du monde dominé par l’immensité écrasante de la citadelle de pierre de la Dent, haute à en attraper un torticolis, son ravin coupe gorge, ses pentes sauvages, son ambiance unique où la nature signifie à l’homme qu’il ne peut être que de passage. Pas de traces dans la neige vierge hormis celles des animaux. Je croise la trace d’un sanglier qui suit la piste un petit moment avant de s’engager dans les pentes dominées par la Prairie. J’ai envie mais j’hésite à suivre cette trace pour voir où elle pourrait me mener. Je n’ai pris ni mes bâtons, ni mes petits crampons, ni ma frontale. La nuit tombe dans moins d’une heure, je réfrène mes envies, il faut rester raisonnable. Je continue donc jusqu’à buter sur le torrent issu du ravin. Avec la neige et le soleil, il est bien gonflé et ronfle à couvrir tout les autres bruits. Au dessus, l’empilement stylisé par les déformations tectoniques des strates de marne et de calcaire absorbe mon regard, comme à chaque fois. Une beauté issue des entrailles de la terre, coiffée de prairies suspendues, comme autant de jardins d’Eden, avec très loin, presque dans le ciel,les falaises ocres, bleues et massives du pilier Sud de la Dent.
Bien calé sur des rochers en rive droite du torrent, je me perd dans la contemplation de ce vaste édifice naturel magnifié par la lumière rasante de la fin de journée. Comme souvent dans pareil cas, je ne vois pas que l’heure tourne et c’est le froid de la nuit qui vient qui me tire de cet étrange bien être contemplatif. Je me secoue un peu, il ne s’agirait pas de louper le car!
Retour au pas de course dans la forêt enneigée et crépusculaire. En chemin, un chien venu de je ne sais déboule des pentes au dessus. Il a l’air complètement perdu. Je lui parle un peu pour le rassurer. Il s’arrête un instant en gémissant puis part comme une balle, disparaissant dans la forêt. Au loin, le clocher de Saint Pancrasse s’illumine dans son écrin de neige.
Quelques autres photos ici