De retour dans les Alpes et en manque de vol après une diète de quatre jours, me voilà parti ce matin au col de Baure, seule alternative au vol-rando avec toute cette neige tombée dès 800 m d'altitude. En commençant la marche, j'ai bien noté les abondants nuages collés aux reliefs mais l'envie de marcher est trop forte, qu’importe s’il faut redescendre à pied. Le sentier est juste blanchi et rien n'entravera ma promenade jusqu'au sommet. Là-haut effectivement règne un épais brouillard, toutefois un petit détour jusqu’au terrain de décollage n'engage à rien, d'autant plus que deux traces fraîches dans la neige indiquent que je ne serai pas seul à poireauter dans l’espérance d'une amélioration.
En effet deux personnes sont déjà en place, assises sur un énorme sac qui doit contenir probablement un biplace. Ce sont deux jeunes, un gars, et à entendre son accent, une italienne avec qui il discute activement. Je pose mon sac à côté du leur, salue les deux jeunes et commence une attente glaciale dans les brumes réfrigérantes. Au bout de quelques minutes, j'ai vite compris que j'étais de trop, l'échange verbal est en fait une belle roucoulade avec air de mandoline. Manifestement la belle italienne boit les paroles du charmant jeune homme qui lui parle droit dans les yeux. Il lui pose moult questions, quelle est ta couleurs préférée ? quel est ton sport favori ? et il corrige volontiers les erreurs de prononciation de la belle. Je m'installe donc à 20 m, distance suffisante pour que le petit couple disparaisse dans le brouillard dans une relative intimité, cependant leur doux babillage arrive malgré tout à mes oreilles, même s'il est totalement incompréhensible.
Au bout de 45 minutes, pas l'once d'une amélioration des conditions n'est perceptible, ce qui met ma patience à rude épreuve. Les deux tourtereaux de leur côté semblent sur une autre planète, ils parlent sans discontinuer, quand soudain un silence voluptueux s'installe... C'est alors que je prends la décision de descendre à pied, il semblerait que mes deux amoureux transis soient passés à l'étape suivante, le perfectionnement de la langue française... Je me sens de trop, un peu comme le gars qui porte la chandelle, alors je reviens chercher mon sac et annonce haut et fort ma décision de ne pas voler.
Le petit jeune, qui ne faisait pas attention à moi jusque là, me révèle qu'il sait par un copain stationné en bas que le plafond nuageux monte et stagne juste en dessous du décollage. Allez, je me donne encore un petit quart d’heure. Au bout de cinq minutes une sonnerie retentit, son copain annonce voir le sommet du Château Nardant depuis l’atterrissage ! Bien que la visibilité soit encore totalement nulle, nos deux tourtereaux prennent la décision d’étaler le biplace, je reste dubitatif mais bientôt le fond de vallée apparaît vaguement entre le sol et une épaisse couche de nuages. Il n’en faut pas plus pour me décider moi aussi à préparer mon parapente.
Les deux jeunes sont maintenant prêts et s’envolent derechef, étroitement liés l’un à l’autre. Je ne tarde pas à les suivre. Alors qu’ils évitent soigneusement un gros cumulus épais par un grand arc de cercle par la gauche, j’opte benoîtement de couper à travers le nuage joufflu dont la base est grossomodo à ma hauteur. Par ailleurs, la vallée totalement ensoleillée m’incite dans cette voie bien téméraire, j’ai vite compris que j’avais fait une connerie. Sitôt à l’aplomb du nuage, un bon gros thermique me tire soudain vers le haut… Rapidement j’entre dans le nuage, la vallée tout à l'heure clairement visible devient subitement floue, bientôt je ne vois plus que quelques toits brillants, avant de ne plus rien voir du tout. Dans ces moments là, ne pas paniquer et conserver un cap qui me semble le bon, c’est à dire à l’opposé du relief. Les secondes deviennent terriblement longues, j’ai beau me raisonner en pensant que toute la vallée était au soleil, donc dégagée de toute nuée, je fouette un peu. Le vario hurle encore alors que je sors enfin du cumulus. L’altitude est bien supérieure à celle de mon décollage, le vide est impressionnant. Heureusement la masse d’air est étonnamment calme, je file donc vers le milieu de la vallée, là où coule la paisible rivière de l’Isère.
La fin du vol est une gourmandise, peu à peu les champs deviennent immenses et les maisons passent de la taille d’un petit dé à celui d’une boîte d’allumette. Les températures jusque-là sibériennes se réchauffent doucement à la faveur du cuisant soleil de midi. Je me pose finalement sans encombre dans le grand champ où ne souffle qu’une douce brise venue du sud.
A n’en pas douter ce somptueux baptême de l’air aura fini de vaincre les dernières réticences de la belle italienne à résister à son beau moniteur de parapente.