NOUVELLES D’EN MONTAGNE - 1 -
Le mur des Jaillets
Jusqu’aux environs des 1300 mètres d’altitude, c’est la forêt qui a l’emprise sur les hauts-plateaux.
Au-delà des derniers territoires agricoles du fond des vallées, tout le long des contreforts pentus qui mènent aux crêtes, et jusqu’aux vastes terrains calcaires supérieurs, c’est elle qui règne. Elle est omniprésente. Hêtres, chênes, sapins, mélèzes, tous ces arbres s’associent, et s’additionnent, pour lui donner sa puissance…
Mais, parfois, au cœur de ce royaume solide, existe une trouée.
Parfois, c’est vrai, une clairière vient rompre cette force.
Il en est ainsi aux Jaillets.
La clairière des Jaillets a une forme de cuvette. On dirait même, en beaucoup plus grand, le creux d’une main. Dès son premier abord, en débouchant du couvert de la forêt, elle apparaît agréable et accueillante avec sa large prairie d’herbes hautes. Oui, de par sa vaste dimension, elle donne à respirer amplement, et à profiter de son généreux volume. Entrant dans cet espace dégagé, on a envie de s’arrêter, de s’asseoir dans les herbes douces, et de profiter de la quiétude ambiante.
Dans la prairie, aucun rocher, aucun caillou, ne vient perturber la surface et, si l’on ne se savait pas si haut en altitude ni si loin des villages, on pourrait croire qu’il s’agit là d’un ancien champ cultivé.
Au milieu de cet espace paisible, posé sur une vague butte au socle rocailleux, un îlot d’arbres courts vient enjoliver l’ensemble du tableau.
Sur trois de ses côtés, l’est, le sud et l’ouest, les bords de la cuvette se relèvent progressivement. C’est en-haut de ces côtés que la forêt de hêtres surplombe. Les troncs de ces arbres, rapprochés les uns des autres mais sans être serrés, ainsi que leurs feuillages nombreux, forment une limite nette et dense, comme s’il s’agissait d’une palissade protectrice.
Dans la partie gauche, à peine visible au départ mais plus nettement marqué au fur et à mesure, un tout petit vallon concentre les eaux en surface. Ces eaux finissent par former un filet de ruisseau qui est si petit qu’il ne fait aucun bruit de cascade : il glisse.
Toutes ces dispositions de la nature, du sol et de sa végétation, rendent le lieu vraiment reposant. Douceur, calme, sécurité, voilà les impressions que l’on ressent en arrivant dans ce petit paradis.
En traversant les herbes hautes de la prairie, et en allant vers le nord, une sensation différente se développe. Une sensation bizarre…
Tout en marchant, on a beau regarder devant soi, on ne voit pas où se termine la clairière !? Dans cette direction-là, aucune forêt ne vient clore l’espace et une petite crête, par-dessus laquelle la vue s’allonge jusqu’aux lointains du massif, masque ce que peut en être la suite.
Tant que l’on est dans cette zone-là, tout va encore bien.
Quelques pas plus loin, et après avoir passé la légère crête du sol, le terrain commence à descendre. C’est à cet endroit-là que tout change.
L’ambiance bascule, c’est le moins que l’on peut dire !
En effet, en avançant vers ce côté nord, tout d’un coup, le sol disparaît !
Il n’y a plus rien !!
A la place, ce n’est plus que le vide complet, un vide ahurissant…
Ces quelques pas ont amené à l’angle supérieur d’une haute falaise !!!
Comme si un tranchoir monumental, d’un coup vertical et violent, avait coupé toute l’épaisseur des calcaires du plateau puis, d’un revers de géant, avait repoussé la terre et les roches dans le fond de la vallée en dessous, la clairière est coupée, guillotinée !
La prairie et ses herbes : disparues !
Fini, le paysage idyllique !!
Seul continue un profond précipice, un précipice tombant en une seule marche haute de plus de cent mètres, roulant ensuite le long des raides pentes inférieures, pour finir dans le fin fond de la vallée…
Sur toute la largeur, ce précipice brutal termine l’espace et bloque l’avancée…
C’est à ce moment-là que l’on éprouve la sensation pénible, la sensation de malaise, la sensation que ceux qui fréquentent tant soit peu ces lieux ne peuvent pas esquiver et qu’ils redoutent chaque jour un peu plus : l’insécurité permanente.
Etre là, devant ce « rien », devant cette absence de tout, génère jusqu’à de l’angoisse. Malheur à celui que l’envie prend de s’approcher de l’angle de la falaise, que l’audace tente de baisser les yeux et de chercher le sol devant ses pieds. Il ne voit alors que ce vide absolu, ce manque total d’appui auquel se raccrocher et, immanquablement, il subit l’attraction quasi irrépressible qui l’entraîne à chuter tout au fond…
Ici, en bout de la clairière, à chaque fois que l’on parvient au sommet de la falaise, il y a quelque chose de trop définitif, comme s’il s’agissait d’une fin !
Une fin !!
Une fin du plateau ?
Oui, forcement.
Une fin de la vie… ?
Peut-être…
Aux Jaillets, c’est ainsi que cela se présente.
Elles y sont deux : la clairière… et puis la falaise.
Associées.
Le paradis d’abord, et l’effroi juste après.
Emmêlés !!
Adrien était assis.
Il ne bougeait pas.
Son regard partait en avant, dans le vague.
Par le côté droit, le vent du nord fouettait sa joue et commençait à rosir son oreille.
Assis à la périphérie de la clairière, à l’endroit où la pente se redresse un peu plus, avant de toucher les arbres de la forêt, il songeait.
Avant-bras appuyés sur les genoux, main gauche coiffant le poing droit, dos rond et tête un peu rentrée dans les épaules, Adrien semblait à la peine, comme si un poids trop lourd pesait sur lui.
Septembre venait de finir, et les derniers moutons avaient quitté depuis quelques temps déjà les hauteurs du plateau. Ici, les lieux étaient déserts. Le vent, fort par rafales, faisait onduler les herbes hautes et jaunes devant lui. Cela donnait un peu de vie à l’endroit.
En cette fin d’après-midi la lumière commençait à faiblir. Les gris du ciel accentuaient le froid, ce froid que le vent s’ingéniait à pousser sous les vêtements.
Une larme perlait au bord de son œil, s’accrochant à la paupière.
Cette larme n’était pas due qu’à la seule fraîcheur de l’automne.
Oui, même si, par son emplacement dans le site, Adrien dominait la situation, en ces lieux tant familiers et si forts de souvenirs c’était son émotion qu’il ne dominait pas…
Adrien connaissait la clairière, bien sûr !
Il en connaissait même tous les recoins, tous les trous et toutes les bosses. Il connaissait également les arbres alentour, reconnaissait même ceux dont le tronc prenait des formes bizarres, tel le « hêtre du Pignard » avec sa grosse branche partant à l’horizontale ; ou encore le « hêtre roux » avec ses quatre troncs entremêlés et ses feuilles un peu plus rouges que celles des autres arbres. Oui, Adrien était chez lui, ici !
Etait…
Bien sûr connaissait-il aussi la falaise, son précipice, son trou ! Il en était assis à peine à trente mètres, à l’instant même. Il en connaissait ces sensations désagréables, et il avait appris à les supporter, depuis son enfance.
Il avait vécu avec elles.
Il connaissait tout cela.
Son grand-père Marcellin, surtout, et son père Anselme, un peu, lui en avait parlé de cette fameuse falaise. Il les avait écoutés, l’un, puis l’autre, lui en expliquer les dangers. Il avait aussi entendu leurs idées, leurs solutions pour s’en protéger, et ne plus en craindre les risques. Mais jamais, et aujourd’hui encore, il n’avait pu être rassuré vraiment.
Assis là, à quelques dizaines de mètres du vide, les yeux dans le flou, et les cheveux brassés par les rafales de vent, Adrien se demande pourquoi il éprouve tant d’émotion. Il se demande pourquoi, malgré ses répulsions anciennes et actuelles, il se sent quand même attiré par ces lieux austères. Tournant légèrement la tête vers la droite, ramenant son regard à la réalité concrète du terrain, il sait bien, il voit bien, que toutes ses réponses sont là, à côté de lui. Il lui suffit presque de tendre le bras pour les toucher. Elles sont toutes à l’intérieur de cette construction familière mais vieillie, un peu dégradée par endroit, piteuse parfois, qu’il regarde depuis qu’il est revenu ici aujourd’hui, cette construction spéciale qui court depuis loin là-bas sur le versant en face de lui, jusque derrière dans le fond de la forêt, sur plus d’un kilomètre de long au total, dans cette construction qui monopolise toute son attention, et capte son regard maintenant.
Oui, Adrien le sait bien : tout tient à cela.
Tout est là-dedans…
Il songe.
Et il regarde le mur.
Le mur !
Combien de pierres y a t-il dans ce mur ?
Comment savoir ?
Combien de kilos de calcaire a t-il fallu porter, transporter, hisser, poser, caler, pour en arriver à ce résultat ?
Adrien ne peut pas répondre.
Il ne le sait pas.
Ni son père, ni son grand-père ne lui ont donné les indications pour répondre à de telles questions. La seule chose, si ! la seule chose qu’ils lui aient transmise, le seul repère, c’est la durée de leurs vies, à l’un, puis à l’autre : là, Adrien peut mettre un chiffre en face.
Aujourd’hui, il prend conscience qu’à la suite de ces deux premières vies, il n’a, lui, ajouté qu’une toute petite partie de la sienne à la construction de ce mur et à son entretien…
Marcellin, le grand-père, s’était installé aux Jaillets au début de l’été 1920. Il voulait être indépendant et avoir son troupeau à lui. Pour commencer, il avait pu acheter trois dizaines de brebis et moutons et, sur cette terre que personne n’utilisait, dont le maire de la commune lui avait laissé l’usage, il avait commencé son travail. Marcellin était quelqu’un de volontaire, de courageux, voyant à long terme. Les difficultés ne lui faisaient pas peur, fort heureusement ! Surveillant ses bêtes, travaillant à la construction d’un abri meilleur que les quelques planches qui lui servaient de toit à son début, Marcellin était heureux ainsi, avec ses moutons et son chien. Avant que les premières neiges n’arrivent, il redescendît son troupeau dans la ferme de ses parents et passât alors l’hiver dans le bas-pays, à faire le bûcheron un peu, le cantonnier beaucoup. Il faisait surtout des projets pour son installation sur le plateau, dans sa prairie.
Au printemps 1922, s’étant marié, il monta avec Rosine : elle avait voulu l’accompagner.
L’abri des années précédentes s’améliora grâce à des murs de pierres sèches. Les planches servaient toujours au toit, et le sol restait en terre. Pour l’eau, il suffisait d’aller dans le petit vallon de la clairière, là où coulait le filet de ruisseau même au plus chaud de l’été. C’était rude mais l’essentiel était disponible.
C’est cet été 1922 qui enclencha tout…
Juillet avait été mauvais : peu de soleil, beaucoup de pluie. Mais août fut pire encore. De gros orages se succédaient, jour après jour. Le mauvais temps usait les hommes, et les bêtes aussi. La nuit du 8 au 9 août fut la pire : tonnerre, grêle - oui, de la grêle - éclairs, n’arrêtèrent pas de toute la nuit. Marcellin était très en soucis pour son troupeau. Peut-on dire qu’il était agité d’un pressentiment, d’un mauvais pressentiment ? Au petit matin, alors que le temps se calmait, Il alla compter ses bêtes. Ce jour-là fut terrible pour lui parce que, hélas, il n’en retrouva qu’à peine la moitié ! Il ne fut pas long à comprendre où était passée l’autre partie du troupeau… Au pied de la falaise, côté nord, écrasées par une chute de cent mètres, les brebis étaient là, mortes. Forcement apeurées par les bruit de l’orage, refoulées par les attaques des éclairs et de la foudre, elles s’étaient précipitées vers ce dangereux côté et étaient tombées dans le vide…
Marcellin cru ce jour-là que son élan vital était brisé, tout autant que les pauvres corps de ses bêtes. Cette catastrophe s’abattant sur lui menaçait évidemment sa propre survie.
Il n’a pas pleuré, parce qu’il n’était pas homme à pouvoir pleurer. Mais il avait mal partout dans son corps : le dos, les bras, le ventre…
Trois jours ont passé sans qu’il ne sache quoi faire, ni comment faire. Fallait-il rester ici et continuer sa vie de berger ? Mais comment ? Et avec quel troupeau ? Fallait-il tout arrêter et redescendre dans la vallée, trouver un autre travail ? Il ne savait quelle décision prendre…
Ce fut le quatrième jour que les idées s’éclaircirent. Et que, progressivement, elles s’affermirent, qu’elles devinrent sa nouvelle force, sa nouvelle foi : il allait rester ici, sur les hauts-plateaux, dans cette clairière, avec son troupeau qu’il allait reconstituer, et il garderait son projet initial tel qu’il l’avait conçu dès le début. Simplement, il allait prendre une précaution, une sécurité pour éviter que ne recommence la catastrophe qu’il venait de subir : il allait construire un mur de pierres au bord du précipice, pour empêcher que ses moutons et brebis ne puissent tomber à nouveau dans le trou.
Un long mur !
Et un mur assez haut pour cela…
A partir de ce jour, l’énergie de Marcellin fut sans faille. Elle fut énorme, car elle dura des années, sa vie entière, jusqu’à la fin. Construire un tel mur, si ce n’est pas un travail pharaonique pour celui qui dispose d’une armée d’esclave, à l’échelle d’un homme seul ou presque, cela constitue un défi presque surhumain.
Imaginez la chose.
Marcellin voulait que son mur soit assez haut pour empêcher que les moutons ne puissent le sauter. Cela signifiait qu’il ferait au moins 1.10 mètre de haut dans la partie à peu près plate de la clairière, mais qu’il ferait au moins 1.20 mètre de haut dans la partie pentue de la forêt : il ne fallait pas qu’avec un élan grâce à la pente les bêtes puissent le franchir. A son sommet, la largeur du mur devrait être de 40 centimètres et être constituée de pierres plates, posées sur chant pour rendre l’éventuel appui de sabots encore plus compliqué. La base du mur devait faire au moins 80 centimètres, pour lui donner une assise solide. Et, côté clairière, la face devrait en être verticale : cela rendrait l’obstacle vraiment infranchissable par ce côté-là.
Marcellin voulait que son mur empêche le passage sur toute la largeur de la clairière, y compris en remontant à l’est dans la forêt de hêtres, mais aussi qu’il revienne ensuite vers le sud pour bloquer l’accès du ravin des Pourteaux. En tout, cela signifiait très exactement 1150 mètres…
Ses idées étaient claires maintenant, sa volonté farouche. De sa capacité à réussir cet énorme travail dépendait sa possibilité de faire le métier qu’il aimait le plus : berger, ainsi que sa possibilité de vivre là où il aimait, c’est à dire sur le haut-plateau, dans l’air frais, froid peut-être certains jours, mais dans l’air pur et clair d’une montagne dont il savait qu’il ne pouvait se passer.
Là-haut, Marcellin passait en effet plus de six mois par an.
Dès que possible courant avril, fin avril au plus tard, il montait son troupeau dans la clairière des Jaillets. Il n’en redescendait que dans le mois d’octobre. Certaines années il y était même resté jusqu’aux premiers jours de novembre tellement le temps était bon. Seules les commémorations de l’Armistice l’amenaient à quitter son «chez-lui » et à redescendre dans la vallée.
Pour commencer, il a fait un enclos de bois.
Il a aussi mis une corde d’attache à chacune des bêtes, fixée d’un bout au collier de cuir et de l’autre bout à un gros pieu solidement planté dans le sol.
Une fois rassuré sur les mouvements ainsi réduits de son troupeau, il pouvait alors chercher les pierres. Et c’est cela qui fut le plus difficile. Bien sûr il y avait cet affleurement rocheux, sous le bosquet central. Mais à ce niveau là, le calcaire est très compact, et trop peu de pierres pouvaient en être détachées. En tout cas, largement pas assez pour la totalité du mur.
Par ailleurs il y avait aussi la possibilité de ramasser toutes les pierres de la prairie, celles qui apparaissaient ici ou là dans les herbes. Mais d’abord elles étaient trop peu nombreuses, et ensuite il aurait fallu passer une charrue pour les faire sortir. Et ce travail là, Marcellin ne voulait pas le faire. Il préférait que toute l’herbe puisse servir de pâturage pour ses moutons. Il ne restait donc comme solution adaptée à l’ampleur de son projet que d’aller chercher ces pierres dans la faille sous l’arête aiguë du Bec Charon. Là, coincé entre deux éperons, se trouvait un éboulis qui pourrait lui fournir les fameuses pierres qu’il voulait. Il lui faudrait pour cela une mule, équipée d’un bât ainsi que de sacs en corde tressée pour entasser les cailloux dedans.
Toute cette organisation, Marcellin l’avait comprise d’un bloc, ce quatrième jour après la catastrophe. C’est ce jour-là qu’il avait pris la décision de rester. Et toute cette organisation, il l’avait appliquée à la lettre, tout le temps, jusqu’à son dernier jour…
Adrien se souvient du bât dont le mulet avait été équipé !
Il l’avait vu, bien sûr en utilisation sur le dos de la bête de charge, bien qu’à l’époque il ait été encore enfant. Mais il s’en souvenait précisément. Et de toute façon, s’il lui était besoin de se rafraîchir la mémoire, il n’aurait qu’à aller sortir l’objet de dessous le fouillis de la grange : le bât y était encore.
Adrien se souvient : il avait huit ans, à ce moment là.
C’était déjà un enfant de grande taille, ce qui faisait sa fierté. Mais surtout cela faisait le bonheur de son grand-père Marcellin qui, grâce à cette heureuse tournure de la nature, pouvait enrôler son petit-fils sans que Rosine ne dise trop rien. Adrien aimait les moments passés avec ce vieil homme, fatigué mais si gentil et prévenant envers lui. Chaque « voyage de pierres » était l’occasion pour que Marcellin lui explique une nouvelle chose : là, à propos des arbres, de leurs branches et de leur façon de brûler bien ou mal dans la cheminée ; ici, au sujet des pierres - et il en connaissait un rayon sur les cailloux et les pierres, son grand-père – quant à la manière de les choisir pour qu’elles s’encastrent solidement les unes dans les autres.
A cette époque là, le mur était déjà fini, évidemment. Mais toujours il restait un travail à faire. Tantôt une pluie avait sapé une base d’appui, et le mur penchait dangereusement, voire glissait parterre. Tantôt un sanglier, arrivé sur l’obstacle par l’extérieur et ayant grimpé jusque sur le dessus, faisait tomber une rangée de pierres sur chant. Tantôt un cerf ou les moutons eux-mêmes… Ainsi, tous les matins, c’était le rituel. Le grand-père appelait son petit-fils et, le tenant par la main, ils allaient tous les deux faire l’inspection. Ils commençaient toujours par le bas, du côté de la retenue d’eau. Puis, tournant vers l’est, ils traversaient la clairière en longeant le mur et remontaient jusqu’en haut de la forêt de hêtres. Une fois connu l’inventaire des réparations à faire, le programme de la journée pouvait être fixé, en tenant compte des bêtes, des repas, et des moments de repos bien mérités.
Adrien se souvient de tout cela très nettement.
Rien ne lui échappe de cette lointaine partie de son enfance.
Rien ne s’était dissous, surtout pas les angoisses dues à la falaise et à son précipice. Jamais, jamais, il n’avait pu être tranquille, ici, à cause de son trou. Il en avait tant entendu parler. D’ailleurs, lors de l’inspection matinale, Adrien serrait fort la main de Marcellin. Il n’était pas question de la lâcher, malgré les essais de son grand-père parfois. Et de toute façon, ils marchaient toujours du côté « prairie » du mur, jamais du côté « falaise ».
Quarante cinq années durant, Marcellin avait travaillé sur ce mur, sué, grondé. Mais surtout il avait œuvré !
Oui, le mur des Jaillet était une œuvre !
Une œuvre de berger, une œuvre d’artisan, une œuvre d’artiste …
Le mur de Marcellin était droit, haut, solide. Il avait rempli son office, et protégé le capital de son bâtisseur car aucune bête du troupeau n’avait pu jamais franchir l’obstacle et aucun mouton ne s’était plus jamais écrasé au pied de la falaise.
Marcellin avait également imaginé d’autres utilités à ce mur : il s’en était servi pour faire un barrage au petit ruisseau qui coulait dans la clairière. Depuis lors, une jolie retenue d’eau, triangulaire, qui faisait une vingtaine de mètres de long et six mètres au plus large, permettait au troupeau de boire en suffisance. Une fois atteint le niveau maximum que Marcellin avait fixé, le trop-plein se déversait par trois tuyaux traversant le mur, et allait sauter par-dessus l’angle de la falaise en une petite pluie. Par temps normal, le faible débit d’eau tombant dans le vide avait tôt fait de se disperser, et ne faisait qu’un faible murmure dans sa chute. Mais les jours de forte pluie, la grosse cascade résonnait de façon inquiétante.
Ainsi les saisons étaient devenues de plus en plus sereines, au fur et à mesure que l’œuvre se complétait. Mais aussi, les saisons devenaient moins actives chaque fois que les efforts répétés arrachaient un peu plus de force du corps de Marcellin. Quarante cinq années rudes, arquées sur le mur, avaient épuisé ses réserves…
Marcellin n’était pas malade, mais il s’est éteint au printemps 1967.
Adrien n’avait pas encore neuf ans.
Entre eux deux, il y avait Anselme.
Le fils de Rosine et Marcellin était né en 1924.
Charpenté, grand, Anselme avait toujours été un petit peu voûté. Surtout, et c’est ce qui avait été la douleur de son père, l’épaule droite n’était pas à la même hauteur que l’épaule gauche. Anselme n’avait pas bénéficié des meilleures fées lors de sa naissance… Ce corps, haut de taille, n’était pas aussi solide qu’il le laissait voir.
Anselme avait tout le temps suivi ses parents sur les haut-plateaux, sur l’estive. Là, dans les herbes et les bois, il était heureux ! Ici, personne ne lui faisait de remarque sotte, aucun coquin ne cherchait à taper sur son épaule haute, « pour la ramener comme celle de droite ! » disaient les enfants de l’école communale. Anselme profitait donc autant que possible du calme de la clairière des Jaillets, et de l’immense sollicitude qu’elle seule semblait pouvoir lui donner, juste après, bien sûr, l’amour inconditionnel de sa mère Rosine.
Le mur, Anselme en avait fait sa part.
Evidemment !
Au côté de Marcellin, il avait soulevé les pierres, il les avait posées dans les sacs de corde. Le mulet, il l’avait mené, par la bride, sur le chemin depuis l’éboulis jusqu’à l’endroit de chantier du jour. Courageux, jamais Anselme ne s’était plaint de fatigue même si les mains étaient râpées en fin de journée, ou de douleur si un doigt avait été écrasé lors d’une manutention. Anselme avait toujours été présent à côté de son père, à la tâche.
Mais, s’il fallait prendre une décision, s’il fallait choisir entre deux solutions ou bien en inventer un troisième plus pertinente que les deux précédentes, là Anselme était perdu…
Il ne savait pas…
Il ne savait plus…
Il se bloquait.
Alors, calmement, patiemment, Marcellin lui disait quoi faire, comment le faire.
Rassuré par les paroles douces de son père, encouragé par son aide attentionnée, la « mauvaise machine » d’Anselme se débloquait, et le mouvement reprenait lentement. Il faisait ce que son père lui avait détaillé, et tout redevenait alors normal.
Ainsi était Anselme.
Pour Anselme, ce mur avait été le miracle.
Jamais Marcellin n’aurait pensé qu’une telle chose puisse arriver.
Et jamais Rosine n’avait imaginé qu’un tel espoir lui serait rendu !
A cet enfant mal loti, à lui que ni la nature ni l’esprit n’avaient gâté, le mur avait tout fourni !!
Ce travail de construction, Anselme l’avait aimé de suite, dès la première pierre qu’il avait aidé à poser. Ce mur, qu’il voyait chaque jour monter un peu plus haut ou bien avancer un peu plus loin et dépasser tel arbre d’hier, ce mur était devenu sa fierté la plus grande. Et nul autre que lui n’aurait pu être plus appliqué pour le construire. Veillant au bon alignement des rangées, à l’exacte verticalité de la face, ajustant les pierres supérieures pour qu’elles se bloquent les unes par les autres, Anselme était à son affaire. Il respirait par le mur, il vivait pour le mur. L’enfant, l’adolescent et puis l’homme qu’il fut avaient puisé dans ce travail et cette réussite la force d’une vie heureuse.
Cette vie, pourtant, ne fut pas été aussi longue qu’elle aurait dû.
A la mort de son père, Anselme avait perdu un appui. Il sentait que des difficultés allaient se produire, mais il ne savait pas s’expliquer lesquelles ni quand.
Si les premières années à s’occuper seul des Jaillets et du mur avaient pu se dérouler sans trop d’encombre parce que l’élan de Marcellin était encore sensible, que Rosine était encore un peu vaillante, au bout de quatre ans la tâche devint compliquée. La cinquième année fut supportable. La sixième fut difficile.
Quant à la septième…
Tout fut trop compliqué pour qu’il parvienne à s’en sortir.
Le corps d’Anselme fut retrouvé en haut, à l’endroit où le mur fait l’angle vers le sud. Cet angle était un point délicat de la construction. Un assemblage particulier, presque subtil, des pierres permettait de lui donner tout à la fois une vraie solidité et une forme élégante. Cet angle, ce tendon d’Achille de l’ouvrage, n’avait pas tenu et s’était en partie écroulé.
En partie seulement…
Mais Anselme ne savait plus comment il fallait procéder pour le remettre en place comme à l’original. Il essayait de retrouver ses souvenirs, mais rien ne réussissait. Sa panique avait augmenté, son désespoir surtout : il voyait bien qu’il ne savait pas conserver le mur dans l’état de perfection où son père l’avait amené…
Et ce désespoir lui avait été fatal.
Cette année-là, Adrien venait d’avoir seize ans.
Il était entre deux statuts : il n’était plus un enfant, mais n’était pas encore un homme.
Dans la détresse qui était la sienne, dans la douleur qu’éprouvait Rosine, ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre, comme jamais auparavant. Rosine avait alors expliqué à son petit-fils qui était ce père, cet Anselme, bien différent des autres hommes, et elle avait tâché de lui dire pourquoi, et comment, la difficulté de maintenir en l’état ce mur, cet ouvrage de toute une vie, avait pu faire mourir son père, comment le trop d’ampleur de cette tache avait eu raison d’un esprit que la nature n’avait pas créé suffisamment fort…
Né d’un amour furtif qui n’avait pas eu d’avenir possible, Adrien avait somme toute peu connu son père, Anselme. Il avait principalement vécu dans la famille de sa mère, dans le bas-pays, et n’était venu passer que les saisons d’été dans sa famille paternelle, et encore, seulement de l’âge de quatre ans à celui de quinze ans.
Mais comme c’était aux Jaillets, c’était toujours un enchantement !
Là-haut, sur les plateaux, Adrien savait qu’il était dans son élément. Rien n’aurait pu le détourner de l’envie, du besoin qu’il avait d’y vivre les deux mois des grandes vacances. La plupart des ces journées, il les avait passées avec son grand-père, et non avec son père qui n’était pas assez causant pour cela. Rien dans cette situation n’avait été une douleur pour lui : ainsi étaient les choses, et cela allait très bien.
Quand l’automne devenait trop présent, Rosine, Marcellin et Anselme redescendaient au hameau, celui-là même où Adrien vivait le restant de l’année, chez sa mère et ses autres grands-parents. Ce qui fait qu’au total il pouvait voir tous les membres de sa famille, par alternance, mais bien suffisamment pour n’en être pas malheureux.
Après la mort d’Anselme, Rosine n’eut plus la force de remonter aux Jaillets.
Là-haut, la nature a alors reprit ses droits. L’herbe a poussé, les branches des arbres ont barré les passages, la pluie a raviné les fondations du mur, les bêtes sauvages l’ont franchi en des passages de plus en plus nombreux…
Le temps a fait son œuvre.
Adrien, lui aussi, n’était plus remonté aux Jaillets…
Il n’avait pas été éduqué pour avoir l’idée de faire le métier de berger. Il rentra comme apprenti dans l’administration des Postes et Télécommunications. Sans forcement être importante, sa promotion se fit normalement dans le service. Il lui fut proposé un travail intéressant à la préfecture de la Drôme, au central de la distribution. Valence est une grande ville. Même si le nombre des kilomètres n’est pas grand, les Jaillets s’éloignèrent de son esprit. La routine, les occupations de famille – il s’était marié, avait eu deux enfants, âgés maintenant de 18 et 21 ans – d’autres choix de vie, tout cela l’avait emporté ailleurs…
Le temps faisait son œuvre…
Le ricochet de cette vie s’est produit en septembre 2008.
Ce n’est que le hasard qui a changé le cours des choses !
Adrien ne se souvient pas précisément pourquoi il était allé fouiller, avec son fils, dans la grange paternelle.
Il avait hérité de cette grange dix-huit ans auparavant, mais n’avait fait qu’un minimum de rangements dedans. La solide bâtisse tenait toute seule, bien qu’ouverte à beaucoup de vents, et de plus, il n’avait pas particulièrement besoin d’utiliser les surfaces qu’elle offrait.
Pourquoi le hasard l’avait donc ramené là ?
Plus encore : pourquoi le hasard lui avait-il fait saisir cette boite métallique cabossée, une boite en fer blanc qui sert habituellement à stocker le kilo de sucre en morceaux ?
Comment savoir ? Il n’a pas souvenir d’une explication…
Cette boite lui avait paru lourde, dans la main.
Il l’avait ouverte, bien sûr.
Une pile de papiers, griffonnés…
Et une photo !!
Une seule photo.
Un mur.
D’un cillement de paupière, Adrien décrocha la larme de son œil.
Elle glissa sur la peau, dans le pli du nez et de la joue.
Le vent soufflait toujours fort.
Il restait assis, en haut de la clairière.
Un frisson le secoua, et le sorti un peu de sa torpeur, mais ne changea pas la direction de son regard : le mur était devant lui, à quelques mètres. De la main, bras tendu, il aurait presque pu le toucher.
Pourquoi tant d’émotion ?
Sa réponse, ses réponses sont là, au-dedans.
Dans ces pierres, dans leur agencement calculé, dans leurs empilements minutieux, Adrien sait qu’il voit son père et son grand-père à la tâche. Il ressent le pénible et lourd travail qu’ils ont fait. Il en éprouve leurs fatigues. Ce mur lui délivre un long message. Plus que cela : c’est un pesant héritage qu’il lui transmet. Adrien se demande aussi s’il n’aurait pas oublié quelques choses à faire, au cours de ces nombreuses années qui ont fui…
A t-il failli ?
En tout cas, il n’y avait pas prêté garde.
Y a t-il un reproche, des reproches, à subir par l’intermédiaire de ce mur ? Des reproches, qui seraient aussi nombreux qu’il y a aujourd’hui de pierres tombées au sol ?
Ou bien peut-être est-ce une voix qui s’adresse à lui, et qui lui dirait des choses qu’il n’ose vouloir comprendre ?
« Comment ce mur peut-il parvenir à me mettre dans une telle position de détresse ? »
Les larmes le prirent, nombreuses…
Se calmant un peu, après ce douloureux moment de crise, Adrien voit à nouveau le mur au travers de ses yeux humides. Tout d’un coup, il réalise que son regard vient de changer. Il ne le voit pas seulement, il ne le regarde plus : il le contemple !
En ce mur, il observe maintenant le bel ouvrage, oui, un magnifique monument !
C’est cela : une œuvre flamboyante !!
L’œuvre de toute une vie !!
L’œuvre de deux vies !!
Son grand-père, son père, sont là, souriants.
Lui souriant…
Il comprend alors que cette œuvre est maintenant devenue la sienne, par délégation, par transmission. Et que c’est en lui qu’elle se met à résonner.
Alors, en un effort qui lui paraît énorme, soulevant cette charge invisible qui ployait ses épaules, Adrien se lève. Ankylosé par la longue position immobile dans laquelle il est resté, il se sent un peu pataud. Lentement, il fait les six pas qui le séparaient encore des pierres, ramène ses pieds à hauteur l’un de l’autre, s’assure de son équilibre, lève ses deux bras à l’horizontale, écarte les doigts comme s’ils touchaient un gros ballon, choisi du regard deux pierres du dessus, bien calées sur chant, puis, comme dans une cérémonie initiatique, se penche en avant et, des deux mains simultanément, entre en contact avec le mur.
Seyssinet, dimanche 01 février 2009
François LANNES