PLAISIRS A LA GRANDE ROCHE ST MICHEL - 7 -
Avec les années qui passent, les capacités du montagnard ne disparaissent pas.
Elles se déplacent seulement…
Si, dans les premiers temps, ces capacités sont celles du sportif, celles de l’athlète et de ses exploits, je constate qu’ensuite ces capacités deviennent celles de l’observateur, celles de celui qui perçoit d’une façon peut-être plus intime ce qui se passe dans la montagne.
Il n’y a pas de hiérarchie de valeur entre les unes et les autres, mais simplement une adaptation à l’âge des tissus musculaires.
Je suis en train d’apprendre à connaître ces capacités nouvelles, en même temps que j’apprends à les écrire.
La surprise est de découvrir l’immense monde de sensations que cela ouvre.
La joie est de pouvoir se dire que rien n’est fini…
Merci à mam !
Continuer l’exploration de la Grande Roche St Michel…
Cette idée ne me quittait plus l’esprit. Elle est une obsession, effectivement. Mais en même temps, elle est l’origine de toute une énergie de faire des choses, elle est une capacité à avoir des projets, une envie de me tourner vers l’avenir.
Aujourd’hui alors, le but sera d’aller voir cette Balme sur le fil des crêtes, dans le secteur où elles ont leur point le plus bas, cette Balme dont mam avait signalé l’existence l’été dernier. Ce secteur n’avait pas été parcouru lors de la précédente sortie, situé qu’il est un peu plus vers le sud, à proximité de la station de ski de Lans en Vercors.
Mam expliquait que cette Balme, traversant sous la crête, débouchait sur une terrasse dans la face Est et que, peut-être, elle donnerait accès à l’une des nombreuses vires suspendues vers lesquelles j’essayais de monter depuis le pied de la falaise. Cette information concernant une possibilité de jonction n’avait pas été oubliée, évidemment. Et aujourd’hui il était temps d’aller vérifier tout cela.
Côté météo rien de bon n’est annoncé. Si la journée de samedi s’était déroulée dans les meilleures conditions qui soient, la donne est complètement inversée ce dimanche. Un flux continu de nuages gris venant du Sud-ouest promet immanquablement la pluie ! Tenue vestimentaire à adapter donc à des conditions quasi automnales, malgré la date du 8 juillet.
Sur le parking de la station de ski où je gare la voiture, tout est vide. Personne ! Pas d’agitation, aucune vie. Rien que ces murs inutiles, ce goudron bien trop large pour faire une route, ces bâtiments aux volets hermétiquement fermés. Les téléskis sont immobiles, silencieux, par endroit un peu rouillés. Ils sont laissés là, plantés seuls dans le décor, inutiles…
Bien sûr il est tôt, et donc logique qu’il n’y ait personne à cette heure matinale. Mais quand même, que c’est triste ! Je ne me suis jamais habitué à cette ambiance délabrée qu’exhale une station d’hiver à contre-saison. Tout cela n’a de raison, tout cela n’est gai et joyeux que par la neige, que pour la neige de l’hiver…
Rapidement le sentier contourne le téléski le plus bas, et longe la piste de ski qui constitue la bordure Nord de la station. Sur cette piste, l’herbe grasse, haute et colorée par de nombreuses fleurs, constitue un tapis magnifique et confortable qui, plus tard dans l’année, recevra du ciel les flocons remplaçant le vert par le blanc.
Une première averse, déjà, oblige à sortir le vêtement étanche afin de se protéger. Heureusement les gouttes ne sont pas lourdes et, compte tenu de la forme des nuages dans le plafond, il est possible d’envisager que cette averse soit de courte durée. Restons calme et patient.
Marchant bien abrité, je retrouve les musiques de la forêt. Les gouttes fines ne font pas taire les oiseaux pour autant. Et, comme je l’avais pressenti le mois dernier, c’est un vrai plaisir que de monter ainsi, entouré de ces chants qui sont comme autant de marqueur de la vie alentour. Bien sûr il est difficile de les reconnaître encore, mais avec le temps et la pratique, cela viendra.
Le chemin m’amène jusqu’à la crête. Ici, filets et grillages, tendus pour la protection des skieurs protègent des à-pics qui constituent le versant Est, à-pics dont il est difficile d’ailleurs de voir grand-chose pour le moment. Mais qu’importe ! C’est le point de départ de cette reconnaissance que j’envisage de faire et, s’il n’y a pas d’imprévu, le début d’une ligne de trois kilomètres de crête, au long de laquelle je me pencherai le plus souvent possible sur la droite et vers le bas. Ainsi je pourrai observer les reliefs cachés du rocher : les vires, les terrasses ; les balcons aussi qui feraient alors le lien des unes aux autres.
Ne sachant exactement où, ni sous quelle forme se trouve la Balme, je m’apprête à un jeu de recherche et d’intuition. La méthode consiste à longer la bordure de la falaise au plus près, à surveiller les reliefs du terrain afin de détecter le lieu probable d’abord, puis l’endroit précis ensuite, dans lequel se nichera cette cavité naturelle. Un vrai jeu vous dis-je !
Au milieu de cette forêt encore assez dense, les affleurements de lapiaz créent des clairières qui aèrent fort à propos l’espace, et facilitent d’autant le cheminement. Il faut toutefois être très attentif à la façon de poser les pieds sur ces calcaires tarabiscotés et mouillés, pour éviter absolument toute foulure de cheville qui serait ici bien préjudiciable.
Dans le point le plus bas, comme l’avait annoncé mam, se trouva la Balme !
D’une ouverture modeste, dix mètres de long sur trois mètres de large, ce petit aven pourrait échapper à la vue si l’on n’y prêtait garde. A l’une des extrémités du trou, il y a l’accès. Bien qu’apparemment peu difficile, la petite dé-escalade qui est à faire doit être prise au sérieux, en particulier à cause de la pluie qui en a forcement rendu les prises glissantes. Préférant m’assurer, je sors la corde du sac ; un arbre servira de point de fixation au petit rappel. Faisant les brassées nécessaires à équilibrer les longueurs des deux brins, de lointains souvenirs me reviennent : les souvenirs de ces sorties de spéléologie, dans lesquelles m’emmenait mon frère Jean-Marie, et qui commençaient si souvent, comme maintenant, par un arbre, une corde, une descente…
Souvenirs…
J’avais vu juste !
Le calcaire poli et mouillé, ça glisse !
Quelques mètres plus bas, c’est la terre couleur marron, et le porche d’entrée de la grotte. Cette grotte est courte, formant un petit tunnel dont le jour de la sortie se voit déjà. Il faut descendre un deuxième petit étage, et l’affaire est réglée, c’est déjà la fin ! La grotte s’élargie et amène à nouveau à l’extérieur. Une barrière végétale fait rempart, comme si elle était prévue pour la protection des visiteurs qui se risquent en ces lieux. Après ces quelques arbres, c’est enfin la terrasse suspendue finale, herbeuse, un peu pentue.
Je débouche en façade de la Grande Roche St Michel !
Sensationnel !!
Ce débouché en plein ciel est vraiment tout à fait exceptionnel ! Cela provoque en moi un intense plaisir. Si ce n’était cette herbe humide des averses du matin, et donc glissante, je ferais des sauts de cabri ! Je pense à mam, et la remercie intensément de ce renseignement si bien choisi, qui procure un moment si magnifique !!
Observant les lieux, tâchant d’en faire le tour, je reste quand même très prudent. L’espace est étroit, et il est impérieux de remettre tout de suite en activité les qualités d’équilibre et de calme adaptées à la géographie de cet endroit. Explorant le côté Sud, rapidement les choses se gâtent. Demi-tour donc. Vers le Nord, la chance est meilleure : une progression est possible, à raz la falaise. Mais, si au départ cette terrasse est assez large, sa dimension se réduit rapidement à la taille d’un balcon ; puis, après avoir passé un petit angle, ce balcon se réduit encore ! Cela devient sérieux ! Par un heureux concours, la falaise supérieure forme surplomb, et la pluie n’est pas tombée ici : le sol est donc sec. J’avance encore un peu, mais suis quand même obligé de m’arrêter. C’est franchement trop exposé et de plus, inutile d’aller plus loin car devant ce balcon se dissout définitivement dans la roche…
C’est le stop complet.
Je n’entrevois pas de solution de descente vers les larges vires qui sont une cinquantaine de mètres en dessous. C’est le blocage…
Une tristesse monte, et éteint l’enthousiasme qui, au cours des mois passés, s’était petit à petit fait une place dans mon esprit, à penser à cette Balme et au potentiel de cheminement qu’elle pouvait laisser supposer…
Une tristesse monte, oui. Mais quand même, tout est loin d’être perdu.
Oui !
Là devant, en diagonale vers le bas, entre cent et trois cents mètres de distance, sont toutes ces vires de la Grande Roche St Michel que je peux voir…
Ces vires que j’ai tant observées depuis le bas, ces vires que j’ai essayées d’atteindre aussi, en vain jusqu’à maintenant.
Ces vires sont là devant et, depuis ce belvédère, depuis ce belvédère fameux où je me trouve perché, je peux les observer comme jamais je n’avais pu le faire auparavant ! Enfin je vais pouvoir les décortiquer, pouvoir comprendre leur structure, intuiter voire trouver leurs passages secrets. Avec un peu de chance je détecterai une hypothèse, un projet, ce qui viendra alors alimenter l’envie et le programme pour de prochaines sorties…
Ayant retrouvé de l’allant, je cherche à m’installer sur ce bout de surface. Le meilleur à faire est de m’asseoir. Les pieds bien calés, les fesses à plat, je peux contempler en toute quiétude. D’abord les fleurs, là, juste devant, points multicolores : jaune, blanc, bleu, mauve...
Ensuite les vires, plus loin, avec les taches vertes de l’herbe qui y pousse.
Et puis tout d’un coup, surprise !!
Surprise !! Il y a une tache marron, marron plutôt clair !
Et dans la foulée de cette première tache, j’en vois deux autres, puis encore une…
Des chamois !!
Des chamois !!!
Ce sont des chamois qui sont tranquilles, et que je viens d’apercevoir.
Cent mètres ? Cent cinquante mètres ?
La distance est trop longue à mes yeux, pour avoir une idée précise de ce qu’ils font. En tout cas, ils ne bougent pas. Peut-être m’ont-ils vu et m’observent-ils en retour ? Ce serait surprenant, parce que je n’ai fait aucun bruit particulier, et n’ai pas parlé puisque je suis seul. Par ailleurs, s’ils me regardent, ils savent qu’ils ne risquent rien, étant donné que mon balcon ne communique pas avec leur vire. Je suis sûr qu’ils savent cela. Donc ils n’ont pas peur.
À force de scruter, j’en dénombre environ une dizaine.
Tient, il y en a un qui bouge un peu !
L’autre aussi…
Et finalement, je comprends que, tout simplement, les chamois sont en train de manger !!!
Sur ces vires où l’herbe a tant poussé, et particulièrement après les nombreuses pluies de ces derniers temps, ils trouvent là un repas sûrement savoureux. Aujourd’hui il est 9h30 : c’est le petit-déjeuner en terrasse ! Ces Messieurs sont relax !
Pour ma part, tout heureux de comprendre qu’ils ne vont pas partir de suite, je me mets en devoir de tenir l’observation longtemps, et sors également le casse-croûte…
Une heure !
Une heure entière a duré cette observation.
Petit-déjeuner donc, les chamois font les choses sérieusement. Par déplacements courts et successifs, la troupe s’est restaurée sur toute la longueur de la vire.
Circulant parfois à raz la paroi, sur un passage où le rocher est très clair, de nouveaux détails alimentent mon observation. Par l’effet du contraste entre le blanc du sol et le marron du pelage, il est possible de distinguer des corps plus menus que d’autres, des corps plus vifs aussi. C’est là une jeunesse en mouvement !
Peut-être s’agit-il même de jeunes de l’année ?
Sourires…
Mais, ce balcon suspendu fut aussi le théâtre d’une autre scène.
En effet, bien que protégé des gouttes de pluie par le surplomb, et bien que l’averse se soit arrêtée, le fond de l’air restait frais malgré tout. Sortant pull et passe-montagne du sac je me mis en devoir de m’habiller plus efficacement contre ce climat un peu négligent du matin. Une fois terminées les manœuvres nécessaires, cela allait évidemment mieux. Je pouvais ainsi prolonger mon poste.
C’est là que, probablement affectée par ma triste et inconfortable situation, la Grande Roche dû s’adresser à ses voisins d’en haut, les Nuages, et leur demander une légère ouverture dans leur chape épaisse, de façon à égailler l’atmosphère en général, ainsi que de me lancer un petit rayon de soleil en particulier…
Ce qui fut fait sans tarder.
Et me voilà, debout à nouveau, en train d’enlever les vêtements que je venais d’enfiler peu avant. Il va sans dire que j’appréciais bien mieux ce soudain bout de ciel bleu et de chaleur que le gris et le froid précédents !
Si les choses en étaient restées là, il me semble que je n’aurais, en fait, rien saisi de cette manœuvre intime et très personnalisée qui venait de se jouer.
Mais il eut la suite…
A force de petits pas, mes compagnons les chamois s’en étaient allés. Je les avais perdus de vue derrière le feuillage des arbres de la vire et derrière un éperon de la falaise. Le terrain restait maintenant vide, désert. J’avais vu beaucoup, étais rassasié, et pouvais donc partir d’ici sans regret, remonter sur la crête. Quittant ce coin devenu si sympathique et chaleureux, je fis demi-tour, et par acquit de conscience, fis une dernière inspection côté Sud ; mais aucun passage ne pouvait mener bien loin. Donc je remontais la grotte à l’envers : le petit étage, le petit rappel, et me voilà en haut. Je retrouve ainsi le piolet posé là avant de descendre.
Cette suite, à laquelle je faisais allusion, se présenta à cet instant !
Ayant remis tout le matériel dans le sac, prêt à continuer la marche sur la crête, les gouttes reprirent ! Une averse pas trop forte, mais qui mouille quand même ; une averse qui oblige à se protéger !!
D’un coup, je réalisais le scénario !!
La Grande Roche, me voyant quitter le poste d’observation de la Balme et reprendre le chemin de bordure, considérant inutile de continuer d’user de son influence sur les Nuages, après avoir obtenu d’eux une amélioration notoire de leur climat tant que je restais en position sur la terrasse, la Grande Roche donc relâchait sa pression et laissait à nouveau les Nuages mener leur affaire…
D’où cette reprise d’averse tombant du ciel…
La Grande Roche était donc intervenue, depuis le début de l’épisode, pour me rendre l’observation de ses vires la plus agréable possible !!
Comment ne pas comprendre les événements de cette façon ?
Pourquoi ne pas faire cette lecture du déroulement des choses ?
De cette falaise à moi, un lien existe, c’est indéniable. La balade précédente en a apporté la première marque, manifestée par le reflux inattendu et grandiose des nuages découvrant alors un fantastique panorama…
Aujourd’hui l’enchaînement est différent, mais tout aussi probant ! Il s’agit bien là d’une marque supplémentaire.
Je suis touché de l’attention prodiguée, et reprends la marche tout guilleret, bien moins solitaire finalement que je ne l’aurais pensé de prime abord.
La forêt épaisse qui prévalait jusque là, devint plus clairsemée, puis se finit.
A partir d’ici, et pour un long moment, le terrain est découvert, en plein vent. Et d’ailleurs, le vent ne s’en prive pas, qui souffle bon train et qui emporte les fines gouttes de pluie à l’horizontale.
Profitant de toute occasion pour observer, depuis le haut, les vires de la Grande Roche St Michel, je suis presque autant à plat ventre à regarder vers le bas, que debout pour marcher. Ici, un large lapiaz invite à une nouvelle observation. Je m’allonge donc. Le rocher est finalement plus confortable qu’il n’y paraît et, la tête jusqu’au menton en plein vide, je m’imprègne de ces visions panoramiques sur des terrains qui commencent à m’être particulièrement familiers maintenant : ce sont les vires où paissaient tout à l’heure les chamois, en petite troupe. La perspective très verticale ici est bien sûr différente de celle presque à plat que j’avais depuis le balcon de la Balme ; mais elle complète bien l’analyse des lieux.
Un objet insolite en plein milieu de la vire capta mon attention. Je n’avais pas le souvenir de l’avoir vu tout à l’heure, malgré la longue observation. Cela ressemble à une souche, comme une espèce de tronc d'arbre sans branche. A distance d’environ 100 m ce tronc se voit nettement et doit bien faire de l'ordre d'un mètre de haut.
C’est alors que deux faucons pèlerins vinrent tourner dans le ciel au-dessus de la-dite vire, en criant tout ce qu'ils pouvaient. Leurs cris étaient tellement insistants que, intrigué, je me mis à suivre ces faucons des yeux. Leurs vols se centraient au-dessus de l’arbre mort, se resserrant de plus en plus près de lui. Cela finissait par faire une spirale très étroite autour du tronc…
Quand le tronc a bougé, je me suis demandé ce qu'il se passait !
Quand le tronc a ouvert deux immenses ailes, j'ai compris que ce n'était plus un arbre mort, mais un aigle bien vivant !!
J'avais, ce matin, observé longuement les chamois du secteur. J'avais donc dans les yeux le clair souvenir de leur taille. Et bien, les ailes de cet oiseau avaient chacune une envergure plus grande que la longueur d'un chamois !! A coup sûr chacune faisait plus d’un mètre.
J’ai été pétrifié par la taille de cette bête !!
Agacé donc par les cris des faucons pèlerins, qui l’empêchaient forcement de surveiller le secteur, l'aigle a décollé dans un mouvement digne d'un ralenti cinématographique, et s'en est allé le long de la falaise...
Les faucons l'ont poursuivi longtemps pour être sûr qu'il ne reviendrait pas ici ! Impensable ! Les petits chassant l’énorme !!
J'ai pu suivre le vol de cet aigle sur au moins trois cents mètres de distance, jusqu'à ce qu'il se cache derrière un éperon. C’est pour dire la dimension de l'oiseau.
Tout cela n’a duré qu’un court instant.
Guère plus d’une minute…
Mais la sensation glacée provoquée par l’ouverture de ses ailes, l’envol majestueux de cet oiseau hors du commun, le plaisir de le voir ainsi glisser dans l’air sans forcer, m’ont fait comprendre de suite que je venais de vivre un moment fort de cette journée sur les crêtes !!!
Le lendemain, par des échanges avec les amis de Bivouak, j’apprenais qu’il s’agissait même là d’un moment rare !!
Rare, oui c’est bien çà ; c’est exactement çà…
Comment faire pour être prêt à saisir ces moments rares, quand ils se présentent ?
Comment faire pour profiter de ces instants si fugaces ?
Comment faire, si ce n’est en restant en éveil en permanence, en étant attentif à toute chose, à tout événement qui se produit dans cette nature si sauvage et pourtant si pleine de vies…
Je m’extirpe de ce lapiaz sur lequel j’étais allongé, et reprends la marche plus avant, encore rêveur de cet événement…
Vent.
Bruine.
L’air est vif.
Un peu de marche.
Une pierre plate, pour s’asseoir.
Je m’assieds.
Une fois encore, vers l’arrière, je regarde la Grande Roche St Michel, celle que je viens de longer ce matin et qui forme une ample courbe, tel un fil tendu entre deux sommets. Au fond de ce creux, il y a la Balme de tout à l’heure.
Sur la droite, ce sont les pentes calmes et reposantes du plateau du Vercors, garnies de ce mélange de couleurs et de formes que constituent les feuillus et les sapins dressés ensembles dans une forêt accueillante.
Au centre, la ligne de rochers clairs de la falaise, qui trace comme une limite.
A gauche, en dessous, c’est un autre versant de forêt, raide celle là. La végétation y est homogène, joufflue de millions de feuilles, créant un tapis vert continu depuis le pied de la falaise, en partie haute, jusqu’au replat du Peuil, loin en bas.
Un gros nuage tout blanc, ovale, isolé, peut-être créé par le coup de soleil de tout à l’heure sur l’humidité ambiante, remonte le long du tapis. Un air de la vallée, un peu plus chaud, lui permet de s’élever le long de ce versant boisé. Mine de rien, sa vitesse de remontée est assez rapide, et le mouvement qui lui est ainsi donné attire l’œil du spectateur que je suis. Amusé par les volutes qui s’enroulent les unes sur les autres et qui se gonflent sous l’effort, je me prends d’intérêt à suivre de plus près cette course inédite. Voyant donc cet athlète de vapeur persévérer dans la lutte contre la pente qui raidit, je réalise alors qu’il s’appuie sur chaque arbre, sur chaque branche, pour se hisser vers le haut. Il paraît très décidé à aller jusqu’au bout. Il semble même qu’il veuille mener l’assaut à la falaise !
Cette idée incongrue est pourtant confirmée par le mouvement d’ascension qui se prolonge.
Inquiet à la vue du combat qui se prépare, je ne sais que penser du rapport de force des deux acteurs.
Le Nuage approche encore de la Falaise. La pente se cabre, comme en une défense de dernier recours. Mais non ! La lutte aura lieu ! Le Nuage est là qui, maintenant, commence à lécher les à-pics par le bas et, sous le choc de la rencontre, s’étale en largeur pour disperser son ennemi. Il rampe verticalement et recouvre progressivement tous les niveaux de la Falaise.
Le combat est engagé, fait rage, et nul ne peut savoir à l’avance qui va l’emporter des deux…
Porté par un flux d’air encore plus chaud, une langue de vapeur blanche sort du corps principal du Nuage, et franchi la crête en son point le plus bas. L’affrontement bascule en faveur de l’élément fluide qui, bientôt se dresse par-dessus les cimes des arbres et, en un mouvement de tentacule, commence à prendre son ennemi par revers. Le crochet de cette tentacule s’affine encore pour être plus tranchant et obtenir le gain définitif de l’affaire…
Le Nuage a créé une brèche indéniable chez son adversaire. Tout semble joué. Voulant sans doute assurer mieux encore sa prise, il se dresse un peu plus encore au-dessus de la forêt. Alors que tout semble quasiment acquit pour lui, alors que plus rien ne pourrait arrêter sa progression, à ce moment là surgit l’allié de la falaise : le Vent du plateau.
Le Nuage n’avait pu le voir, lors de sa remontée du raide versant.
Le Vent du plateau attrape alors la tentacule, la replie, la tord, la déchire, la disperse et, pour finir, la fait disparaître ! En une minute la tournure du combat vient de changer de physionomie !
La Falaise, la Grande Roche St Michel, qui avait mis un genou à terre mais n’était pas encore vaincue, reprend courage. L’avancée du Nuage ayant été stoppée, tout espoir lui est encore permis ! Elle se redresse, impose toute sa hauteur à cette armée de gouttes d’eau et, après quelques escarmouches très indécises, fini par faire douter son agresseur. Le Nuage s’étiole. Ses mouvements sont désordonnés. Le commandement ne canalise plus les fantassins ! Le recul s’amorce même un peu.
En un effort supplémentaire, la Falaise dresse son éperon qui fend l’ennemi en deux.
Le Nuage, alors, n’ayant pu réussir son assaut par surprise, tombé sur un adversaire solide et aux ressources multiples, est obligé d’abandonner le combat et de battre en retraite. Il glisse sur les flancs, piteux, désagrégé, défait…
Victoire !!!
La Grande Roche St Michel a gagné !!!
L’ennemi s’en va, et redescend dans les pentes boisées. Il abandonne…
Quelle joie pour moi !!
Ma falaise sort en vainqueur de cette terrible lutte de la nature !
Cinq minutes, dix peut-être, c’est le temps qu’a duré ce combat fratricide.
J’étais inquiet, impressionné, ému aussi.
Me voilà rassuré maintenant, et surtout enthousiasmé par ce spectacle hallucinant qui vient de se dérouler là, devant moi, et dans le plus total silence qui se puisse…
Une pierre plate, pour s’asseoir.
Je suis toujours au même endroit.
Le film de ce combat de titans repasse dans ma tête…
Quelle mise en scène !! Le scénario en a été tellement limpide, tellement époustouflant, tellement clair ! J’ai la sensation d’avoir lu un conte, une histoire un peu magique comme celles que l’on raconte aux enfants pour qu’ils s’endorment le soir. Une histoire qui n’existerait que dans les rêves.
Et pourtant !
Tout a bien été réel. Tout a bien existé, là devant moi !! Je n’ai pas rêvé, j’en suis sûr !!
J’essaye de comprendre comment ce phénomène a pu se produire. Scientifiquement, cela doit pouvoir s’expliquer. Ce « combat » doit pouvoir s’appuyer sur les raisonnements de la Physique. Les déplacements du nuage doivent pouvoir trouver leurs raisons dans les températures de l’air, les densités relatives, les… les… ??
Que sais-je, moi !!
Oui. Oui… Qu’est ce que j’en sais… ??
Comment pourrais-je le savoir… ??
Un moment, je pense à ces textes de Michel PILA, dans lesquels il parle des masses d’air, de la chaleur du soleil, des ascendances, des courants d’air par-dessus les crêtes, alors qu’il prépare ou exécute ses sorties en parapente. Son expérience de ce milieu fluide et invisible qu’est l’air lui permet de toute évidence de savoir où s’en vont les flux, pourquoi là plutôt qu’ailleurs, et comment cela se passe…
J’aurais aimé que Michel fût là, à voir le spectacle en même temps que moi. Alors il aurait pu me l’expliquer, il aurait pu me dire comment tout s’est physiquement déroulé, pourquoi ainsi…
Cela m’aurait rassuré d’avoir ses explications…
Faute d’avoir ces repères, mon esprit cartésien ne peut qu’être impuissant.
Et, par-dessus lui, plus intenses que lui, s’imposent encore les images de ce formidable spectacle.
Je sens bien que, jusqu’au plus profond de mon être, elles me glissent cette autre vision des choses : celle de la réalité du combat, de la réalité de ces acteurs, de la réalité de ces vies, là même où l’on ne croirait pas qu’elles auraient pu être…
Je suis complètement déstabilisé, coupé en deux.
Entre analyse et interprétation, je ne sais plus laquelle suivre, laquelle prendre, laquelle croire…
Une pierre plate, pour s’asseoir.
Je n’ai toujours pas bougé.
Au bord de la crête, visage au vent, face à l’averse.
Les fines gouttes de pluie se trompent de direction.
Portées par ce vent intense qui joue à saute-mouton sur la ligne d’arêtes, elles remontent de la vallée au lieu de suivre les lignes verticales de Newton. Toute la Physique est décidément à reprendre…
Canalisées par ce même vent dans un arrondi parfait, elles viennent s’écraser sur mes lunettes. Protégé par les verres, je garde les yeux ouverts et observe le curieux phénomène.
Curieux phénomène, oui, qui fait que, en plein milieu de la montagne, je reçois la pluie sur le visage suivant une même trajectoire que s’il s’agissait d’embruns projetés depuis l’étrave d’un bateau, fendant les vagues en plein milieu de l’océan.
Curieux phénomène également que ce rapprochement par l’esprit de deux milieux naturels sauvages, l’océan et la montagne, si éloignés par les distances et pourtant si proches par un détail.
Je reste perplexe, en même temps que charmé, de ce parallèle.
Au fait, ce vêtement étanche que je porte… ?! C’est un vêtement pour la voile ! Un vêtement contre la mer et les embruns ! Tout se tient, donc ! Le vêtement ; l’océan ; les embruns ; les gouttes ; l’averse ; la montagne…
Il y a bien une logique, finalement, dans tout cela.
Enfin !!
L’eau légère de la montagne file sur mes joues, et glisse à la commissure des lèvres. Je l’aspire et me désaltère un peu.
Sortant de souvenirs lointains me revient le goût acre du sel que l’océan dépose sur la peau par ses embruns. Et sur les lèvres, eux aussi …
Tout se mélange, décidément, sans arrêt…
Il n’y donc plus de repère…
Une pierre plate…
Je me lève.
Marche vers le Nord.
Je finis par rejoindre les lieux de ma précédente balade.
Il est là ce rocher sur lequel, la première fois, je me suis allongé pour regarder, vers le bas, la falaise. Je le reconnais sans hésiter et, comme la fois d’avant, refais le même mouvement pour vérifier les visions, vérifier les sensations, vérifier les souvenirs…
Rien n’a changé.
Rien n’a changé de tout cela, et même je suis surpris d’accuser le choc, une fois encore, de cette brutalité de la verticale. Je constate qu’ici, c’est même au-delà de la verticale. Je suis en fait allongé sur un bec de rocher en surplomb, ce dont je n’avais pas pris conscience la première fois. C’est ce surplomb, tout en haut des deux cents mètres de rochers, qui crée un sentiment de frayeur si fort. Je suis même, quelques secondes, pris de terreur à l’idée qu’il puisse céder sous le supplément de mon poids, et qu’il ne m’entraîne avec lui dans une interminable chute en plein vide…
Instantanément je recule pour me sortir de ce risque, aussi improbable, en fait, que la sensation m’est irrépressible. La peur ! La peur !
Cette peur, que je traîne avec moi, partout où je vais, non que je l’aime, mais parce qu’elle me suit. Cette peur qui gâche parfois tant les choses. Cette peur que je respecte surtout, parce qu’elle est mon meilleur ange gardien, et qu’elle m’indique jusqu’où mes mouvements sont possibles, et à partir d’où il faut les arrêter.
Toujours sur l’arête.
Pèlerinage sur ces lieux connus d’une fois seulement, et si fort appréciés déjà.
Retour sur les pentes, au-dessus du Balcon à Denis.
Toujours les mêmes sensations si douces, si particulières…
Les trois kilomètres sont finis.
Tout s’est bien déroulé, sans ennui, sans problème.
Je rentre, maintenant.
Le Habert des Ramées m’offre un abri sympathique au moment d’une énième averse.
Je laisse sur son cahier un petit mot, une trace de passage, comme pour tout refuge de montagne.
La journée fut belle.
Elle fut même extraordinaire.
Je le sais.
Et je te la dois : merci mam !
Seyssinet, le 29 juillet 2007