PLAISIRS A LA GRANDE ROCHE ST MICHEL - 8 -
Est-ce suffisant… ?
Lundi.
C’est la fin d’après midi.
La séance de formation est terminée, un peu plus tôt que ne le sont les horaires habituels du travail. C’est donc le retour à la maison. La circulation est déjà intense dans les rues, et probablement le périphérique grenoblois va être très encombré. Tant pis.
La journée n’a pas été belle, et d’épais nuages envahissent l’espace, dans le ciel. Pourtant, dans ce moment entre chien et loup, la clarté est encore suffisante pour rouler sans mettre les phares.
Les automatismes guident les gestes dans ce genre de circonstance. L’esprit trouve ainsi quelques marges de mouvement dans les instants d’attente au feu rouge. Derrière ce feu justement, un virage serré à droite permet d’emprunter la voie d’accélération afin de s’incruster dans le flux de la rocade. Ce virage, connu depuis longue date, positionne la voiture et son chauffeur, face à la falaise.
C’est quand le feu est passé au vert, et après avoir tourné, que tout a changé !!
Tout le versant de la montagne est dégagé.
Là-haut, mille cinq cents mètres plus haut, se campe cette envoûtante falaise de la Grande Roche St Michel. Un nuage horizontal couvre toute la longueur des arêtes, sans toutefois toucher le rocher. Et, dans le fin intervalle entre les deux, se glisse une fulgurance rouge vif qui, telle un feu, capture le regard. Ce mince liseré éclatant oscille, comme s’il était doté d’une vie propre. Pour un peu l’on croirait la crête en feu…
Dans les gris ternes de cette fin de journée, dans la pénombre qui s’installe progressivement maintenant, quelle surprise de voir cette « rivière de rubis » ourler ainsi les hautes falaises du Vercors !
Le spectacle flamboyant qui est donné ici, la mise en scène époustouflante qui est offerte, obligent à stopper tout mouvement. Alors, d’un coup de volant, d’un coup de frein, le véhicule est immobilisé sur la bande latérale. Le moteur est coupé. Et là, mains posées à plat, les yeux rivés vers le haut, il n’est plus question que d’admirer les couleurs, et de se laisser bercer par tant de beautés…
C’est le soleil couchant qui, depuis les lointaines coulisses du théâtre, envoie ses rayons rouges dans l’intervalle entre nuage et crêtes. Les reflets colorés sous le nuage, l’étroitesse de l’intervalle dans lequel se faufilent les lumières, provoquent ainsi ce flamboyant liseré de feu visible depuis la ville.
Quelle ruse de la nature !!
Quelle prouesse !!
Depuis l’arrêt de la voiture, deux minutes seulement se sont écoulées. Pas plus.
Déjà le rouge paraît moins vif. Dans son mouvement inéluctable, l’astre solaire se décale. Et le flamboyant n’est plus le même que l’instant d’avant…
Le spectacle se termine.
Plus au sud, par-dessus les arêtes du Cornafion, se forme un énorme rouleau blanchâtre. Un autre nuage, plus accueillant celui-là, quittant les altitudes du plateau, s’enroule sur ces raides pentes.
Il ne reste plus qu’à démarrer, et à rentrer à la maison pour de bon.
Mardi.
Petit matin.
C’est le tout début de la journée.
Dans le ciel, dégagé très haut au-dessus de la vallée, se trouvent de lourds nuages qui bloquent tout accès au bleu.
Au sortir de la maison, l’air est vif, piquant même. Sur les vitres de la voiture, le froid de la nuit a créé une couche de givre qui résiste à la raclette. La journée ne sera pas très accueillante. Après les vitres côté chauffeur, il faut gratter la vitre arrière. Et c’est en faisant ces trois pas autour de la voiture que le spectacle est apparu.
Le Moucherotte était couvert d’un surprenant nuage gris foncé. Ce nuage avait des reflets qui tendaient vers le mauve, peut-être même vers le violine. Oui, on pouvait croire que, suite à un choc brutal, ce nuage subissait un hématome. Ce mélange, du gris foncé avec les presque imperceptibles nuances sanguines, inspirait de désagréables sentiments, où la violence l’emportait en fait sur le calme du décor. Majestueux avec cette parure d’hermine foncée, le Moucherotte en imposait terriblement, au-dessus de la ville.
Et là, sur la droite et un peu plus bas que lui, dans un éclatant jaillissement de lumière, se trouvaient les Pucelles de St Nizier. Enflammées par les rayons du soleil naissant, les faces claires de ce rocher illuminaient, par leurs jaunes vifs d’une beauté inouïe, le tableau de ce versant de montagne.
Dans un miracle de circonstances, que seules quelques minutes peuvent offrir, le soleil envoyait sa lumière dans un trou de boite à lettres, par-dessus les crêtes de Belledonne mais par-dessous la chape des nuages sombres. Bien à plat, ces premiers feux du jour venaient caresser les Pucelles et créer sur elles une beauté infinie. L’ombre de la première aiguille, s’appuyant sur l’aiguille jumelle, donnait à cette sculpture tout le relief qui, et au-delà de ce que l’on voudrait croire, façonne le somptueux. Ce noir de l’ombre, tranchant dans le jaune vif du rocher, le tout se découpant dans le fond gris-violine du nuage, provoquait une telle perfection, que l’on se demandait s’il s’agissait de la réalité ou si une magie, venue d’un au-delà, était à l’œuvre ici.
Comment bouger ???
Pourquoi bouger ???
Gratter le givre ?
Continuer cette journée qui débute ?
Ou bien regarder l’incroyable ?
Déjà l’aimant perd de sa force, avec la baisse de l’éclat lumineux. Et cet inattendu et inespéré spectacle, qui n’aura même pas duré deux minutes, s’étiole...
Un tout petit mouvement céleste aura déréglé l’équilibre instable des couleurs.
Hier soir, deux minutes à peine.
Ce matin, à peine deux minutes.
Est-ce suffisant… ?
Seyssinet, dimanche 18 novembre 2007