Le sommet du jour, sur une idée soufflée par Philippe, est le Piquet de Nantes, un sommet qui culmine à 2214 m juste au dessus de La Mure, 1500 m plus bas. Pour m'y être déjà fait chablater plus qu'à mon tour, je sais l'importance d'y décoller tôt avant les boulets de canons atomiques de la mi-journée. Il faut dire que la vertigineuse face orientale qui descend d'un coup dans la plaine est un véritable four solaire.
Je laisse la voiture au col de Malissol et à 8h j'entame sans tarder la marche au pas de course, enfin autant qu'on puisse le faire à mon grand âge. J'ai tout de suite été séduit par ce sentier dont le tracé est d'une simplicité biblique. C'est tout droit sur l'arête sud sur 1100 m de dénivelé. Certes c'est un peu monotone mais très vite il m'a semblé évoluer sur l'échine d'un dragon. En effet cette crête est tout le long hérissée de dalles de schiste qui ressemblent à s'y méprendre aux écailles dressées sur la colonne vertébrale de quelques dragons gigantesques. Très rapidement la brise thermique s'est faite sentir, si elle m'a excité dans les premiers temps, la force et la turbulence du courant d'air ont fini par me foutre la pétoche.
C'est en arrivant au replat de la source de Bigasset que j'ai commencé à échafauder un plan B. En effet la présence de quatre vautours enroulant comme des bêtes au niveau de la source m'a plongé dans la plus grande perplexité. Quelques minutes plus tard les volatiles n'étaient plus que quatre petits moucherons au dessus de la gueule du dragon, à plus de 2500 m d'altitude... Je me suis dit que malgré l'heure encore matinale, puisque 10h n'avait pas encore sonné au clocher de Nantes en Ratier, il serait prudent de décoller ici même. Toutefois un panneau IGN m'a convaincu de terminer la tâche commencée, il ne reste que 250 m pour le sommet ! Une demie heure plus tard, en même temps que résonnent les cloches de l'église, j'arrive enfin au sommet du Piquet de Nantes. Un chamois m'attendait sagement à côté de la croix avant qu'il ne parte vers des contrées plus sauvages.
Bonne nouvelle, la brise n'est pas plus forte qu'à Bigasset, après un rapide tour d'horizon je trouve l'endroit adéquat pour déplier la voile.
Sous la lumière en plein
Et dans l'ombre en silence
Si tu cherches un abri inaccessible
Dis-toi qu'il n'est pas loin
Et qu'on y brille à ton étoile.
C'est donc juste à côté de la gueule béante du monstre encore endormi que j'étale mon misérable bout de chiffon. Je n'en mène pas large face à l'immensité ouverte devant moi, pas plus d'ailleurs que sous la voûte infiniment bleue qui s'étale partout au dessus de ma tête. J'ai pris soin de caler le parapente avec quelques bouts d'écailles afin qu'il ne se fasse pas la malle avec les premiers "dust devil" qui passent aléatoirement ici ou là. Toute la mise en place se passe bien et me voilà fin prêt à décoller. C'est à ce moment que passe un tourbillon qui, malgré mes précautions, met un beau bordel dans mon installation. Je laisse échapper un juron avant de tenter une remise en ordre grossière des suspentes emmêlées dans les plans de myrtilles encore rachitiques de l'hiver. Il va falloir compter sur les qualités de gonflage de la Masala3... C'est que je n'ai que trois mètres avant la cassure et le souffle chaud de l'animal fabuleux de la Khaleesi.
Je regarde la flamme qui m'indique toutes les infimes variations de l'haleine du serpent et quand elle daigne enfin se calmer, je me prépare à l'essor.
"A mon signal, déchaîne les enfers", c'est ce que je comprends du petit bout de ruban qui s'agite brutalement. Après une temporisation musclée pour éviter de me prendre le bord d'attaque dans le museau, je passe du sol à l'espace sans transition. Contre toute attente, la masse d'air est d'une incroyable douceur, la chimère serait-elle mon amie ? Alors sans hésiter une seconde, j'enroule la belle ascendance qui me hisse rapidement au dessus de tout dans un calme total, j'exulte de joie ! Je m'attendais à Enter Sandman de Metallica, c'est un chant grégorien et plus particulièrement le Beata Viscera qui résonne dans l'air pur !
Le vol n'aura été qu'une douce balade aérienne sans aucune turbulence. Un pur moment de grâce. Plus bas, afin de ne pas faire une fausse note, je choisis d'atterrir loin sous le col de Malissol toujours soumis aux caprices d'Eole. C'est dans un grand champ au milieu de rien que je me pose comme une fleur. Il va me falloir un petite heure de marche pour remonter à travers la forêt jusqu'à la queue du dragon. C'est à ce moment que passe une charmante joggeuse. Je la salue avant de lui demander si elle ne connait pas l'existence d'un passage secret jusqu'à l'antre. Elle reprend sa respiration avant de m'expliquer le parcours un peu complexe pour remonter au col. Devant ma perplexité, elle me propose finalement de terminer son cross et de venir me chercher avec sa bagnole garée non loin d'ici !
Décidément c'est mon jour de chance.